ENTREVUE avec MYRIAM VERREAULT (réalisatrice-scénariste) et NAOMI FONTAINE (co- scénariste et auteure du livre Kuessipan)

Kuessipan signifie : « À toi », « À ton tour ». Au-delà de sa signification dans le livre, quelle est la portée de ce « À toi » ?

Myriam Verreault : Le titre fait écho non seulement à l’histoire, mais aussi au processus de création. Il y avait quelque chose à transmettre, une sorte de passation de flambeau pour que le film puisse exister. Naomi a d’abord accepté de me transmettre son livre Kuessipan, mais elle m’a aussi transmis une volonté et un savoir.

Naomi Fontaine : Le livre n’est pas une histoire à proprement parler. C’est un ensemble de voix. Lorsque j’ai écrit Kuessipan, j’avais une intention très claire : donner à voir des visages, des lieux et des moments vécus dans ma communauté. Le désir de m’éloigner des images généralement véhiculées de Uashat mak Mani-Utenam*1, celles du désœuvrement et de la perte d’identité. Kuessipan, c’est d’abord « à toi », « à eux », à ceux dont je parle, à exister en dehors des préjugés.

MV : Cette passation allait s’opérer ensuite avec les comédiens, pratiquement tous des Innus de la communauté, pour qui s’étaient la toute première expérience professionnelle de jeu. Ils allaient incarner des personnages très proches d’eux et prouver à leur tour qu’ils pouvaient eux aussi faire partie de ce monde.

Il aurait été difficile d’imaginer que le film puisse se faire ailleurs que sur la Côte-Nord.

MV : Quand j’ai visité Uashat pour la première fois, je suis tombée en amour avec les gens et j’ai tout de suite compris qu’il fallait non seulement les montrer eux, mais surtout qu’ils prennent le haut du pavé. Je ne les avais jamais vus au cinéma ni à la télé. Ils étaient invisibles dans l’image qu’on se fait du Québécois. J’étais convaincue que d’autres pouvaient tomber en amour avec eux. Mais pour ce faire, il fallait tout faire là-bas.

NF : Il y a aussi l’importance du lieu. Il y a ce vaste territoire, le fleuve aussi large qu’une mer, les saisons... puis il y a la réserve qui est un lieu contenu, restreint. Cette étroitesse d’espace apporte cependant une proximité entre les gens avec tout ce que ça implique de beau : la solidarité, l’entraide, l’interdépendance des gens.

MV : Le mot « réserve » possède une connotation négative, mais au fond, qu’est-ce qui fait la réserve? Ce sont les gens. Et moi, je voulais montrer ce lieu à travers la vie des gens...

NF : D’où la distinction qu’il faut faire entre réserve et communauté. La réserve, c’est le lieu. La communauté, ce sont les gens. Il existe une barrière réelle, une frontière délimitée entre la réserve et la ville de Sept-Îles qui enclave Uashat et la sépare de Mani-Utenam, qui est à 15 minutes de voiture. Mais la communauté, ça transcende ça.

Naomi, à qui t’adressais-tu quand tu as écrit Kuessipan?

NF : Aux Québécois. J’ai grandi à Québec depuis l’âge de sept ans et ils avaient une image faussée de ma nation. J’avais envie de dire « Je vais te montrer le visage de ma grand-mère ». Après, je me suis rendue compte que les Innus se reconnaissaient dans le livre et que le fait de se reconnaître dans une littérature était bon, important et faisait plaisir.

1 La communauté innue est séparée en deux lieux distincts : Uashat, enclavé au sud-ouest de Sept-Îles sur le bord de la baie et Mani-Utenam, à 20 km à l’est, perché sur la falaise, qui surplombe le fleuve St-Laurent.

Myriam, quel a été ton point d’entrée dans le livre?

MV : Le style de Naomi est très descriptif, sans être lourd. Je voyais tout. Il y a cette phrase qui m’a fait un effet immense : J’aimerais que vous la connaissiez, la fille au ventre rond. Je la connaissais, je la comprenais et je sentais tout l’amour que l’écrivaine lui portait. Je m’identifiais à quelqu’un qui n’était pas moi et je pouvais m’imaginer vivre dans la réserve, vouloir en sortir, mais aussi vouloir y rester. Il y a des choses qui sont très mal comprises à propos des Innus, comme le fait que les filles ont des enfants tôt. Il y a quelque chose de simple dans la manière dont Naomi décrit ça, dans le « pourquoi pas » qui fait voler nos préjugés en éclats.

Le livre est remarquable dans sa puissance d’évocation, mais il n’est pas narratif au sens propre. Comment avez-vous transformé la matière du livre?

MV : Il y a d’abord eu ce séjour de recherche où nous nous sommes installées là-bas pendant deux mois à l’été... 2012!

NF : On s’était fait un trip d’été. On a passé beaucoup de temps avec les gens, sur la plage, autour d’un feu, on sortait beaucoup...

MV : Moi j’ai eu un choc qui m’a sortie de cette image où les autochtones font pitié. J’ai fait la fête avec eux. J’avais de grandes ambitions d’écrire la première version cet été-là, mais je n’ai pas écrit une seule ligne (rires coupables). J’avais l’impression de faire l’école buissonnière. Il y avait trop à apprendre, à assimiler. Mais au fond, le processus d’écriture était déjà enclenché à force de vivre avec eux.

Quelle forme a pris la co-écriture?

MV : Après avoir déterminé ensemble les grandes lignes du récit et de ce qu’on voulait dire, j’ai assumé l’écriture au jour le jour, mais Naomi s’est imposée comme la gardienne de la culture et de l’esprit du projet. Le processus étant long, c’était facile de se perdre. Elle me ramenait à l’essentiel de ce qu’on voulait faire, de ce que devait être le film. Et elle alimentait mon écriture avec d’autres idées et de nouvelles images juste par le truchement de longues conversations au téléphone où l’on jasait simplement de la vie.

Comment a émergé le récit?

MV : On voulait montrer la vie des Innus à travers le regard d’une fille (Mikuan), mais en même temps créer une histoire qui pouvait se passer ailleurs. Dire « voici une Innue », c’est différent de dire « voici tous les Innus », ce qui est impossible et pas forcément intéressant sur le plan dramatique. À partir d’impressions recueillies là-bas et des images fortes du livre, on a imaginé ces deux amies, Mikuan et Shaniss, qui portent en elles deux forces qui s’opposent et se nourrissent : vouloir partir, vouloir rester. C’était déjà une transgression, car ces personnages ne sont pas dans le livre à proprement parler. Concrètement, plus le scénario avançait, plus on s’éloignait du livre, mais sans jamais en trahir l’esprit.

NF : Quand on parle des autochtones, on a tendance à mettre tout le monde dans le même panier. Il fallait qu’on puisse voir la multitude des possibles. D’où l’importance de développer d’autres personnages comme Metshu, le frère de Mikuan, leurs parents, sa grand-mère, ou le chum de Shaniss.

Il y a eu plusieurs versions du scénario, beaucoup de refus. Qu’a-t-il gagné au fil de la réécriture et qu’a-t-il perdu?

MV : Ce qui a été perdu, c’est mon idée de faire un film plus impressionniste, en tableaux. Il y a eu un glissement vers quelque chose de plus narratif, au sens américain. Grâce aux refus... ou plutôt, à cause des refus, je pense que ça m’a amenée à développer la profondeur de chaque personnage. Je me suis

décomplexée vis-à-vis l’idée du mode narratif traditionnel et j’ai perdu ma peur de faire quelque chose de convenu. Les lieux et les gens sont tellement invisibles que ce sont eux qui apportent la dimension nouvelle.

Est-ce que la voix off s’est imposée d’emblée?

MV : La voix off de Mikuan qui était présente dans les premières versions a disparu pour nous permettre de « penser récit » en imaginant des actions concrètes. Je l’ai ensuite ramenée en production, ce qui m’a permise de retourner au livre pour l’écrire. Donc on s’est éloignée du livre pendant la scénarisation, pour y revenir à la fin avec un idée claire de ce qu’il fallait prendre. Ça s’est fait naturellement, car on avait respecté l’esprit du bouquin.

La voix off nourrit le film telle une musique et apporte une clé pour comprendre Mikuan et les Innus affectivement, intuitivement.

NF : Les images de Myriam ajoutent une couche aux phrases tirées du livre, elles en multiplient les sens. J’avais mes propres images quand je les ai écrites, et maintenant elles en génèrent d’autres qui ne sont pas incompatibles. Les bouts de narration sont un beau rappel au livre.

MV : La voix off apporte une poésie, mais en même temps elle est très enracinée dans le réel, de par la force d’évocation des mots de Naomi. La voix off est partie inhérente au récit du film puisque Mikuan est une écrivaine en devenir qui pense son monde avec les mots.

Au-delà de cette histoire d’une amitié fusionnelle mise à l’épreuve, le film décline l’idée de liberté sous plusieurs formes : dans le rapport au territoire, dans les rapports aux autres et les aspirations pour le futur.

MV : Je me souviens d’une entrevue au téléphone lors de mon séjour de scénarisation. De son bureau à Montréal, la journaliste m’a demandé ce qui me marquait chez les Innus. Au même instant, je regardais une fille de dix ans rouler en quatre-roues sans casque sur la plage. J’ai répondu : la liberté. En vivant là-bas, j’ai senti cette liberté qui s’exprime comme un gros « fuck you » aux règles, aux lois, aux lignes de démarcation...

NF : Il n’y a pas de mot qui désigne « liberté » en innu. Il faut avoir connu l’enfermement pour se faire une idée de ce qu’est la liberté. Une manière d’exprimer cette idée dans ma langue serait donc « fin de l’enfermement ». Le contraire de la réserve, finalement.

MV : J’ai essayé de mettre en scène des moments de vie qui transcendent l’enfermement de la réserve. La scène d’ouverture incarne ça. On voit Mikuan et Shaniss, enfants, cueillant des petits poissons, le capelan, sur la plage la nuit.

La quête de liberté de Mikuan n’est pas une négation de sa communauté. Mais de cet « enfermement » ?

MV : Mikuan est une Innue en 2019, fière de ses racines, mais qui se posent des questions qui dépassent son identité culturelle. Elle se demande si elle peut avoir un impact sur les choses, si elle peut faire une différence dans sa propre vie, mais aussi à une échelle plus vaste. Des questions qui s’appréhendent peu importe où l’on se trouve sur la planète. Shaniss se pose des questions semblables, mais ses choix sont différents. Elle fonde une famille très jeune, elle aime le lieu, elle n’a pas du tout envie de quitter. Dans leurs discussions, on a le reflet de leur manière de voir.

Les enfants peuplent les rues, la réserve, la vie. Et le niveau de drame qu’ils vivent est celui qu’on expérimente normalement en tant qu’adulte. Il y a une scène où Shaniss dit : « des fois j’ai l’impression qu’on est déjà vieilles ».

NF : Les enfants sont au cœur de tout. Ils jouissent d’une très grande liberté, jouent dehors sans trop de contraintes. La contrepartie de cette liberté vécue en bas âge, c’est qu’ils apprennent les choses plus rapidement. Ils sont confrontés au drame et à la mort de manière plus frontale.

Les problèmes sociaux sont présents en toile de fond, mais jamais de manière complaisante. Ils n’étouffent ni la lumière ni l’élan de vie. Comment as-tu conjugué ça ?

MV : La direction artistique ne ment pas et n’embellit rien. L’environnement est conforme à la réalité et laisse visibles les traces de pauvreté. Le ton lumineux vient de la façon de filmer, de cadrer. On braquait notre regard sur les gens, pas sur les détails du décor, ni sur la dureté sous-jacente à certaines scènes. Oui, les personnages vivent des situations de désœuvrement, mais c’est d’eux, qu’émane la lumière.

Dans la mise en scène, le mot d’ordre était de suivre les acteurs et non l’inverse. De les laisser libres et ne pas les enfermer dans des dialogues rigides ou leur donner des marques précises au plancher afin qu’ils puissent se sentir libre dans le jeu. Le directeur photo Nicolas Canniccioni et son chef éclairagiste Denis Lamothe ont parfois trimé dur pour éclairer de manière à ce qu’on puisse tourner à presque 360 degrés.

Le jeu des comédiens est bouleversant de vérité.
NF
: Si j’avais une certitude, c’est que Myriam allait trouver de bons comédiens chez nous. Les Innus sont

très près d’eux-mêmes, de leurs émotions. Le jeu vient naturellement. Nous sommes de nature ludique!

MV : Personne n’avait d’expérience professionnelle. Mon approche était donc de travailler dans le sens de ce qu’ils étaient dans la vie. Et de trouver des gens dont la vie et la personnalité collaient le plus possible aux personnages. Sharon Fontaine-Ishpatao a été choisie, car elle est Mikuan. L’audition a consisté en une conversation de deux heures où on a parlé de sa vie. Je n’en revenais pas, mais j’avais l’impression de parler avec mon personnage. Sharon était très réticente au début. Ce n’est pas une extravertie. La directrice de casting a dû courir après elle pour la convaincre de venir faire des essais. Même chose pour Yamie Grégoire qui incarne Shaniss. Il y avait des moments de fulgurance dans ses essais, mais il y avait aussi beaucoup de ratés, de décrochage. Il lui manquait l’expérience. Pour un film conventionnel, j’aurais cherché ailleurs. Mais elle était Shaniss dans l’âme et c’est cette vérité-là qui m’intéressait et que je voulais mettre en scène.

Donc, une fois les comédiens trouvés, il restait beaucoup de travail pour en arriver à ce niveau de jeu. Comment as-tu procédé?

MV : On a retenu deux candidats pour chaque rôle et on a organisé des ateliers avec l’aide de Brigitte Poupart qui est venue à Uashat en amont du tournage et pendant une bonne partie de la production. Elle a trouvé toute sorte d’astuces pour les dégêner. Ensuite, elle a animé les ateliers de jeu, ce qui m’a permis de les observer avec un peu de recul. On a beaucoup répété. On leur a permis de dire les dialogues à leur manière.

En production, on a tourné avec deux caméras pour capter un maximum de réactions et j’ai fait de très longues prises sans couper de manière à laisser les situations exister et en capter l’essence.

Le racisme latent est évoqué par certains moments, tel qu’au bar au début du film ou encore à travers la querelle entre Shaniss et Mikuan, quand celle-ci annonce qu’elle veut partir étudier à Québec avec son nouveau chum Francis, un blanc. Comment percevez-vous cette thématique?

MV : Personnellement, je ne le vois pas comme du racisme envers les Blancs, mais plutôt de la crainte envers « l’autre ». Il y a une réelle angoisse collective liée à la survie en tant que peuple. Ils ont un destin de résistance. Ils sont moins de vingt mille, pas huit millions. Les Québécois francophones devraient être en mesure de comprendre cette réalité de minoritaire et des enjeux de perte culturelle qui vient avec. Quelle est la saine limite entre la protection de la richesse culturelle d’un peuple et le repli identitaire? Le film évoque la question en s’attardant à une petite communauté, mais c’est un sujet universel, intemporel, complexe, qui est plus que jamais d’actualité. Ce que j’aime de cette querelle entre Mikuan et Shaniss, c’est que les deux ont raison.

NF : Quand Myriam est arrivée dans la communauté, elle a tout de suite été acceptée à cause de son attitude. Une attitude de respect, d’ouverture, mais aussi une dégaine décontractée, pas hautaine, super « chill ».

MV : Ce qui m’a frappée, c’est que blancs et Innus sont voisins, à Sept-Îles, littéralement. On traverse de l’autre côté de la rue et soudainement, on sort ou on entre dans la réserve. Les gens se côtoient sans se parler. L’histoire d’amour entre Mikuan et Francis révèle cette proximité silencieuse et sa complexité.

Mikuan et Francis partagent des choses, des appréhensions, le goût de l’écriture, de la musique. Leur univers n’est pas si loin l’un de l’autre, mais en même temps, il l’est. Ils ne peuvent pas faire abstraction des différences culturelles et surtout du poids de l’histoire. Pour défendre son chum, Mikuan rappelle à Shaniss que « Francis n’a volé la terre de personne. » Francis porte malgré lui le fardeau d’une culpabilité collective.

Comment utilises-tu la musique et pourquoi le choix de Louis-Jean Cormier?

MV : Je voulais que la musique originale soit mélodique et non connotée culturellement. La musique innue est très présente dans le film, ainsi que la musique que Mikuan écoute, qui est une musique pop de son époque. La musique originale devait plutôt illustrer l'intériorité de Mikuan avec goût et avec une réelle charge émotive.

La productrice Félize Frappier avait rencontré Louis-Jean et elle avait pensé à lui pour composer la musique, puisqu’il est originaire de Sept-Îles. Quand elle m'a informée de son intérêt, j'étais dubitative. J'avais beaucoup de respect pour cet artiste, mais je craignais que cela soit perçu comme un simple coup de pub ou que sa participation éclipse la performance des acteurs. Mais ces craintes n’étaient pas justifiées. Le scénario l'a touché et il s'est mis au service de l'oeuvre. En plus, étant lui-même de Sept-Îles, l'intérêt de Louis-Jean venait aussi du fait qu'il connait très bien la réalité de la réserve qu'il a côtoyée dans son enfance et la richesse des relations autochtones-allochtones.

Je lui ai demandé de trouver des sonorités singulières et d’utiliser des instruments non classiques. J'ai toujours aimé les sonorités électroniques rétro et Louis-Jean a embrassé un tout nouveau style avec une aisance déconcertante. La grande force de sa composition est d'introduire subtilement la mélodie principale dans la tête des spectateurs sans l'imposer de façon tonitruante au début du film. C'est la première fois qu'il fait la musique d'un film de fiction, mais j'ai l'impression que ce n'est pas sa dernière...

Les polémiques autour de Slav et Kanata ont soulevé des questions qui seraient difficiles d’ignorer dans cet entretien. Mais il me semble que la nature du film, sa manière, devient sa propre réponse.

NF : Pour Kanata, Lepage, dont j’aime beaucoup le travail, s’est privé de quelque chose. Il s’est privé d’une rencontre. Ce qu’on a critiqué, c’est le fait de ne pas avoir inclus les autochtones d’une manière ou d’une autre.

MV : Il faut faire une différence entre critique et censure. Ceux qui ont rapporté les propos des uns et des autres n’ont pas fait cette distinction importante. Au lieu d’entendre le fond de la critique, certains ont préféré crier à la censure.

NF : Personne n’a demandé à Myriam de venir chez nous et faire un film. Personne ne l’a empêchée non plus. C’est elle qui a pris cette décision. Elle souhaitait montrer nos vies, nos rêves, nos souffrances. Elle ne pouvait pas faire ça n’importe comment. Elle l’a fait avec respect, elle l’a fait avec nous, d’égal à égal. Au bout du compte, c’est une question individuelle que chaque artiste devrait se poser sur sa propre légitimité à porter une parole.

MV : Faire ça sans eux, ç’a aurait été comme d’entrer chez quelqu’un sans frapper ni enlever ses souliers, aller dans la cuisine et se servir dans le frigo! Je n’aurais pas pu. Cela ne m’a jamais même traversé l’esprit. De toute façon, j’ai fait ce film justement pour entrer en relation avec « l’autre ». Le faire sans son consentement ne faisait aucun sens. Il y a une expression que j’aime : « It takes two to tango » et j’ajouterais, encore plus pour danser le Makusham. Si les artistes innus du film n’avaient pas participé à l’aventure avec enthousiasme, cela aurait coulé le projet. Il faut un consentement mutuel quand on crée à deux ou en groupe, c’est comme en amour.

Bien sûr que lorsque l’affaire Kanata a explosé, je me suis remise en question. Je me suis interrogée sur la légitimité du projet. Mais ce qui me ramenait à la nécessité de finir le film était le pacte que j’avais avec les Innus qui avaient participé à la production. Eux, ils m’avaient donné leur cœur, leur fierté et leur temps, je ne pouvais pas les trahir. Et j’en suis venue à penser que ce qui avait tant blessé avec Kanata, c’était davantage l’exclusion que l’appropriation. Ce que j’entends sur le terrain c’est : « Oui, tu peux parler de nous, mais pas sans nous. » Et il me semble que lorsqu’on appartient à un groupe dominant, c’est la moindre des délicatesses.

La production a fait beaucoup d’efforts pour embaucher des gens de la place, des dizaines d’acteurs et figurants, des gens dans l’équipe technique, pour les inclure, pour les consulter à toutes les étapes. La productrice Félize Frappier a tissé des liens avec les organismes communautaires, avec le conseil de bande et elle a fait équipe avec le producteur innu Réginald Vollant à Mani-Utenam. En embauchant le personnel de Montréal, Félize et moi avons instauré une directive claire à l’effet qu’on allait chez les Innus faire un film avec eux et qu’il fallait démontrer une réelle sensibilité, qu’il fallait adhérer à une philosophie basée sur le respect.

NF : Peut-être que le film est une forme d’appropriation culturelle. Si oui, c’est la plus belle façon de le faire, c’est-à-dire ensemble. Ce qui importe c’est la manière. Pour être claire, je ne crois pas à l’appropriation au sens qu’on lui donne maintenant. Je crois à l’échange, au partage.

MV : Au final, le film parle de lui-même. Il faut le voir.